Université : faut-il interdire les recrutements locaux ?

Pour certains, les dysfonctionnements de l’Université française s’expliqueraient par les recrutements locaux. Ils redoutent d’ailleurs que l’autonomie des Universités renforce ce biais. Ils plaident donc pour une interdiction des recrutements locaux, ce qui devrait logiquement permettre de réduire les problèmes observés (voir ici par exemple). La thèse que je défendrai est tout autre : les recrutements locaux ne sont pas la cause des dysfonctionnements de l’Université, ils en sont la conséquence. Explications.
Les procédures de recrutement à l’Université
Pour obtenir un poste d’enseignant-chercheur, il convient d’abord de soutenir avec succès une thèse de doctorat. Les candidats déposent ensuite un dossier auprès du CNU (Conseil National des Universités), examiné par deux rapporteurs (un Professeur des Universités et un Maître de Conférences de la discipline), qui se prononcent sur l’aptitude du candidat à postuler sur les emplois de Maître de Conférences : c’est la phase de qualification. Le dossier est composé d’un CV reprenant la formation du candidat, la liste de ses travaux de recherche, son expérience d’enseignement, les autres volets éventuels de son activité, le rapport de soutenance de la thèse, la thèse et les articles publiés. Le critère essentiel pour être qualifié est la qualité des travaux de recherche, que l’on cherche à évaluer au travers de l’analyse du rapport de soutenance, et au travers du nombre et de la qualité des publications (on peut s’en remettre pour cela aux classements des revues scientifiques).
Les candidats qualifiés postulent ensuite sur les emplois vacants ouverts au concours, emplois qui peuvent être profilés (indication d’une spécialisation genre « histoire de la pensée ») ou non. Une première étape consiste en une sélection sur dossier, qui reprend en gros les mêmes éléments que pour le dossier de qualification. Les candidats dont le dossier est retenu sont ensuite auditionnés une vingtaine de minutes (10 minutes de présentation, 10 minutes de question) par la Commission de Spécialistes de l’UFR. Les questions portent pour l’essentiel sur l’activité de recherche, parfois aussi sur l’activité d’enseignement. La Commission de Spécialistes établit ensuite un classement. Le premier sur la liste prend le poste ; s’il ne le prend pas, c’est le second qui l’occupera, etc. Il y a donc un double processus de sélection : national avec l’étape de qualification, local avec la phase sélection sur dossier et audition.
Ce processus de sélection est-il efficace ?
Globalement, je dirais non. Pour le comprendre, il faut d’abord s’entendre sur ce que l’on attend d’un enseignant-chercheur. En effet, le métier d’enseignant-chercheur à l’Université ne se limite pas à produire des articles scientifiques dans des revues internationales. De manière générale, je décomposerai ses missions en quatre catégories :
* activité d’enseignement et d’encadrement des étudiants
* activités administratives
* activités de recherche fondamentale
* activités de recherche appliquée
Toutes sont socialement utiles. Les activités d’enseignement, d’encadrement et les activités administratives doivent permettre que l’université fonctionne mieux, que les étudiants soient mieux formés, qu’ils aient un bon accès à l’emploi, que le taux d’échec (40% des étudiants sortent sans diplôme) diminue, etc. L’activité de recherche fondamentale a vocation à déplacer la frontière des connaissances. La recherche appliquée a vocation, côté sciences « dures » (ou « inhumaines ») à favoriser l’émergence à court terme d’inventions puis d’innovations et, côté sciences « molles » (ou « humaines ») à répondre à la demande sociale (des entreprises ou de l’Etat au sens large, notamment).
Or, dans le processus de sélection tel qu’il existe, on n’évalue pas l’aptitude des candidats à effectuer efficacement ces différentes missions. On peut se faire une assez bonne idée de l’aptitude du candidat en matière de recherche fondamentale (encore que l’aptitude du candidat à s’intégrer dans une équipe, à porter des projets, à animer une équipe, etc. ne se voit pas à la lecture des articles), on a une toute petite idée de ses capacités d’enseignement à travers le nombre et la diversité des cours et/ou TD qu’il a effectué, mais c’est bien tout[1].
A cela s’ajoute le fait que, dans l’Université française, il n’existe aucun système d’incitation à faire de bons cours, ni à prendre des responsabilités administratives (il existe bien quelques primes, mais qui sont totalement ridicules au regard du surcroît de travail, qu’il s’agisse de piloter une Licence, un Master ou une UFR, ou que sais-je encore). Je dirais même qu’il existe un système d’incitation à faire de mauvais cours : puisque la qualité de l’enseignement (ou de la direction d'un diplôme, d'une UFR, ...) ne permet pas de progresser, et que, parallèlement, la qualité de la recherche le permet, un enseignant chercheur rationnel a intérêt à bâcler ses cours (et à ne pas prendre de charge administrative) pour dégager un maximum de temps pour sa recherche. Seul l’existence de déterminants psychologiques (estime de soi), psycho-sociologique (volonté de ne pas être conspué par tous les étudiants quand on entre en amphi) ou le fait que les enseignants chercheurs aient une certaine déontologie permettent d’expliquer qu’au final, une bonne partie des cours sont de bonne qualité (à moins que ce ne soit génétique ?).
A cela s’ajoute le fait, enfin, que le ou les candidats recrutés par la Commission de Spécialiste se voient proposer un emploi à vie. Certes, il existe une période de stage d’un an. Si le candidat ne donne pas satisfaction, l’année de stage peut être prolongée d’une autre année. L’UFR peut aussi décider de ne pas titulariser le candidat, s’il ne donne vraiment pas satisfaction. Dans les faits, la prolongation de l’année de stage est exceptionnelle, et, en dehors de quelques cas très isolés, la titularisation est quasiment automatique.
Nous sommes donc dans un système où l’on doit recruter une personne pour une quarantaine d’années, sachant que l’on veut que cette personne remplisse correctement des missions variées et chronophages qu’elle n’a aucun intérêt à remplir correctement (en dehors de l’activité de recherche), et que l’on n’a quasiment aucun élément pour juger réellement de l’aptitude du candidat à remplir ces missions…
Les réseaux sociaux, substituts d’un système institutionnel défaillant...
La sociologie économique a montré depuis longtemps le rôle des réseaux sociaux dans l’obtention d’un emploi (à commencer par Mark Granovetter (1974) et ses recherches sur la banlieue de Boston, dans lesquelles ils démontrent la force des liens faibles). Des études plus récentes (par Michel Forsé en France, notamment) montrent que, en gros, 1/3 des personnes qui obtiennent un emploi sont passés par le « marché » (candidatures spontanées), 1/3 par d’autres dispositifs institutionnels (ANPE par exemple) et 1/3 par leurs réseaux sociaux (famille, amis, anciens collègues). La situation à l’université n’est donc pas franchement atypique.
En fait, le recours aux réseaux sociaux est rationnel quand le système institutionnel est défaillant, car les réseaux sociaux sont réducteurs d’incertitude. Dans le cas qui nous intéresse, le fait d’avoir côtoyé pendant plusieurs années les candidats enseignant – chercheur permet de se faire une bonne idée de sa capacité à faire de bons cours, à s’impliquer dans une équipe, à prendre des responsabilités, etc. On peut bien sûr se tromper, mais le risque est globalement réduit.
Ceci ne signifie pas que ce système est optimal, loin de là. Pour le dire vite, i) le recours aux réseaux sociaux est excluant, ii) il peut conduire à recruter des personnes de moins bonne qualité. Croire cependant que l’interdiction du recrutement local mettra fin aux dysfonctionnement du système est à mon avis erroné : tant qu’on n’améliorera pas la procédure de recrutement, les acteurs s’en remettront à leur réseau social. Si le recours aux réseaux sociaux locaux est interdit, ils s’en remettront à des réseaux sociaux non locaux. C’est d’ailleurs déjà partiellement le cas : lorsqu’un membre d’une commission de spécialiste connaît le directeur de thèse d’un candidat non local, rien ne l’empêche de collecter un peu d’information afin de réduire l’incertitude sur la valeur du candidat (j’ai cru comprendre également que c’était partiellement le cas s’agissant du concours de l’agrégation, la proportion des candidats retenus ayant des liens préexistant avec les membres du jury n’étant pas des plus faibles…).
Bref, c’est moins le localisme qui pose problème, me semble-t-il, que la défaillance des procédures institutionnelles de recrutement. A partir de là, deux préconisations en guise de conclusion :
* améliorer les procédures de sélection ex ante, en demandant par exemple aux candidats d’effectuer une séquence d’enseignement (ce n’est qu’un exemple, il y a sans doute plus et mieux à dire, on peut imaginer aussi demander de l’information sur les évaluations des enseignements que les candidats ont assuré, et introduire d'autres procédures pour évaluer les autres missions susceptibles d'être confiées aux candidats),
* le problème essentiel que l’on rencontre à l’Université, de mon point de vue, est celui de l’irréversibilité du choix. Aussi sophistiquée que soit la procédure de recrutement, on ne pourra éviter des biais de sélection adverse. Aussi conviendrait-il d’introduire des procédures régulières d’évaluation des différentes missions confiées aux enseignants-chercheurs, de favoriser la promotion de ceux qui remplissent correctement ces missions (en intégrant la diversité des missions assignées), de réorienter l’activité de ceux ne les remplissant pas correctement, etc.
Je finis avec une formule un peu provoc (histoire de susciter les commentaires?) : la suppression du localisme est aux problèmes de l’Université ce que l'instauration de la TVA sociale est aux problèmes de l'économie française…
[1] Certains proposeraient bien de retenir comme seul critère d’évaluation le nombre d’étoiles des candidats (les revues, dans certains classements, sont classées à l’aide d’un système d’étoiles). Ceci aurait un énorme avantage : on pourrait informatiser le processus de sélection. En revanche, cela renseigne assez mal sur la capacité du candidat à assurer de bons enseignements, à assumer des responsabilités administratives, à animer une équipe de recherche, etc…