R&D : la France et l'Europe sont-elles si mauvaises ?
L'intensité technologique, rapport entre les dépenses de R&D et la valeur ajoutée d'une entreprise, d'un secteur ou d'un pays, est une notion clé de l'économie de l'innovation, voire de l'économie tout court. A l'échelle des secteurs, elle est à la base de la typologie entre secteurs de haute, moyenne haute, basse et moyenne basse technologie. A l'échelle macroéconomique, elle permet de se prononcer sur l'effort d'innovation des pays. La stratégie de Lisbonne définie en 1999, qui a comme objectif prioritaire de faire de l'Union la première économie basée sur la connaissance, s'est donnée comme moyen prioritaire pour atteindre cet objectif de faire monter la part des dépenses de R&D dans le PIB à 3% en 2010. La France, aujourd'hui, est à 2,13%, on sait que l'objectif de 3% ne sera pas atteint, ni pour notre pays, ni pour l'Europe (voir sur ce point un article récent du Figaro, et le graphique ci-dessous, tiré de l'article commenté plus bas).
Pourquoi la France et l'Europe peinent-elles à fournir l'effort nécessaire? Le discours dominant sur le sujet pointe la déficience du système institutionnel, qui ne fournirait pas les incitations nécessaires ; on prône donc de modifier le système d'incitation, avec en France, par exemple, le triplement du crédit impôt recherche, qui permettrait de financer 30% des dépenses d'innovation. D'autres insistent sur le fait que l'effort de R&D dépend de la taille du marché, et attendent de l'approfondissement de la construction européenne un accroissement de l'incitation à innover (le marché européen est potentiellement plus grand que le marché nord-américain ou japonais, mais clairement moins intégré).
Il existe un troisième facteur explicatif, trop souvent passé sous silence, et dont les implications sont fortes : les structures de spécialisation des pays. Petit exemple fictif pour faire comprendre l'idée. Supposons 2 pays A et B de taille identique, et deux secteurs d'activité 1 et 2. 80% du PIB en A relève du secteur 1, 20% du secteur 2 ; proportions inverses pour le pays B. Supposons que le secteur 1 est un secteur de haute technologie, pour lequel l'intensité technologique optimale est de 5% alors que le secteur 2 est un secteur de basse technologie, avec une intensité optimale de 1%. Supposons enfin que en A comme en B, les entreprises de chacun des secteurs fournissent l'effort optimal. Quelle intensité technologique globale observera-t-on dans chacun des pays?
A | B | A et B | |
PIB 1 | 80 | 20 | 100 |
PIB 2 | 20 | 80 | 100 |
PIB Total | 100 | 100 | 200 |
RD 1 (5%) | 4 | 1 | 5 |
RD 2 (1%) | 0,2 | 0,8 | 1 |
RD totale | 4,2 | 1,8 | 6 |
RD/PIB | 4,2% | 1,8% | 3,0% |
Après quelques calculs élémentaires, on trouve que l'intensité technologique en A est de 4,2%, contre 1,8% en B. S'ils en restent à ce niveau d'analyse, certains observateurs ne manqueront pas de dire que les entreprises en B n'investissent pas assez en innovation, qu'il faut changer les "règles du jeu" afin de les inciter à accroître leur effort, que sinon la croissance en B est compromise, etc, etc. Alors même que, dans mon petit exemple fictif, chaque entreprise produit l'effort optimal... Et si une telle réforme voit le jour, on risque surtout d'assister à la multiplication des effets d'aubaine : les entreprises pourront financer sur deniers publics des dépenses qu'elles assuraient déjà, sans amélioration de la situation d'ensemble, ou bien elles accroîtront leur effort, ce qui conduira à augmenter l'indicateur macro-économique, mais en s'éloignant ce faisant du comportement optimal.
Je ne dis pas que la France ou l'Europe sont précisément dans cette situation, mais qu'il convient de regarder, dans les écarts d'intensité technologique entre les pays de l'Union, les Etats-Unis et le Japon, ce qui relève d'une "déficience" institutionnelle et ce qui relève de différences dans les structures de spécialisation. Un Document de travail du CEPR DP 6684 (€), intitulé "A Note on the Drivers of R&D Intensity" par Azèle Mathieu et Bruno Van Pottelsberghe de la Potterie, se livre précisément à cet exercice. Méthodologiquement, les auteurs testent trois relations : la première explique les différences d'intensité technologique par les spécificités nationales (rôle des macro-institutions), la deuxième par les structures de spécialisation, la troisième intègre les deux effets. Ils montrent alors que les spécificités nationales expliquent 2% des écarts observés, les écarts de spécialisation 39% des écarts, la combinaison des deux déterminants permettant d'expliquer 42% de la variance totale. En clair, les différences de spécialisation expliquent une large part des différences observées. La Finlande, le Japon et l'Allemagne notamment, n'ont pas une intensité technologique supérieure à ce que prédit leur structure de spécialisation. Seule la Suède (et dans une moindre mesure les Etats-Unis) fournit un effort supérieur aux prédictions et seule l'Espagne fournit un effort inférieur à ce que prédit sa structure de spécialisation (on retrouve un résultat approchant pour la France dans ce document du Minefi).
Sur la base de ces résultats, on peut bien sûr se dire que l'enjeu est d'influer non pas sur l'effort individuel de R&D, mais sur la structure de spécialisation des pays. Ce n'est pas faux, dès lors que la croissance attendue des rendements dans les secteurs de haute technologie est plus importante que dans les secteurs de plus faible technologie. Mais soulignons d'abord que ce n'est plus le même problème, les incitations à mettre en oeuvre sont donc différentes. Insistons ensuite sur l'idée que raisonner en matière d'innovation à l'échelle des secteurs industriels, en pensant que l'avenir de la France passe, et passe seulement, par les secteurs de haute technologie, tend à masquer les opportunités importantes qui existent dans tous les secteurs d'activité (importance des stratégies de niche). Rappelons enfin qu'un engagement de tous les pays dans les mêmes secteurs de haute technologie peut être contreproductif, en allant contre les avantages d'une division internationale des processus productifs. Bref : ne sortons pas d'un piège pour nous précipiter dans un autre.