R&D : la France et l'Europe sont-elles si mauvaises ?

Publié le par Olivier Bouba-Olga

L'intensité technologique, rapport entre les dépenses de R&D et la valeur ajoutée d'une entreprise, d'un secteur ou d'un pays, est une notion clé de l'économie de l'innovation, voire de l'économie tout court. A l'échelle des secteurs, elle est à la base de la typologie entre secteurs de haute, moyenne haute, basse et moyenne basse technologie. A l'échelle macroéconomique, elle permet de se prononcer sur l'effort d'innovation des pays. La stratégie de Lisbonne définie en 1999, qui a comme objectif prioritaire de faire de l'Union la première économie basée sur la connaissance, s'est donnée comme moyen prioritaire pour atteindre cet objectif de faire monter la part des dépenses de R&D dans le PIB à 3% en 2010. La France, aujourd'hui, est à 2,13%, on sait que l'objectif de 3% ne sera pas atteint, ni pour notre pays, ni pour l'Europe (voir sur ce point un article récent du Figaro, et le graphique ci-dessous, tiré de l'article commenté plus bas).

 

 

Pourquoi la France et l'Europe peinent-elles à fournir l'effort nécessaire? Le discours dominant sur le sujet pointe la déficience du système institutionnel, qui ne fournirait pas les incitations nécessaires ; on prône donc de modifier le système d'incitation, avec en France, par exemple, le triplement du crédit impôt recherche, qui permettrait de financer 30% des dépenses d'innovation. D'autres insistent sur le fait que l'effort de R&D dépend de la taille du marché, et attendent de l'approfondissement de la construction européenne un accroissement de l'incitation à innover (le marché européen est potentiellement plus grand que le marché nord-américain ou japonais, mais clairement moins intégré).

 

Il existe un troisième facteur explicatif, trop souvent passé sous silence, et dont les implications sont fortes : les structures de spécialisation des pays. Petit exemple fictif pour faire comprendre l'idée. Supposons 2 pays A et B de taille identique, et deux secteurs d'activité 1 et 2. 80% du PIB en A relève du secteur 1, 20% du secteur 2 ; proportions inverses pour le pays B. Supposons que le secteur 1 est un secteur de haute technologie, pour lequel l'intensité technologique optimale est de 5% alors que le secteur 2 est un secteur de basse technologie, avec une intensité optimale de 1%. Supposons enfin que en A comme en B, les entreprises de chacun des secteurs fournissent l'effort optimal. Quelle intensité technologique globale observera-t-on dans chacun des pays?

 
 

A

B

A et B

PIB 1

80

20

100

PIB 2

20

80

100

PIB Total

100

100

200

RD 1 (5%)

4

1

5

RD 2 (1%)

0,2

0,8

1

RD totale

4,2

1,8

6

RD/PIB

4,2%

1,8%

3,0%

 


Après quelques calculs élémentaires, on trouve que l'intensité technologique en A est de 4,2%, contre 1,8% en B. S'ils en restent à ce niveau d'analyse, certains observateurs ne manqueront pas de dire que les entreprises en B n'investissent pas assez en innovation, qu'il faut changer les "règles du jeu" afin de les inciter à accroître leur effort, que sinon la croissance en B est compromise, etc, etc. Alors même que, dans mon petit exemple fictif, chaque entreprise produit l'effort optimal... Et si une telle réforme voit le jour, on risque surtout d'assister à la multiplication des effets d'aubaine : les entreprises pourront financer sur deniers publics des dépenses qu'elles assuraient déjà, sans amélioration  de la situation d'ensemble, ou bien elles accroîtront leur effort, ce qui conduira à augmenter l'indicateur macro-économique, mais en s'éloignant ce faisant du comportement optimal.
 

 

Je ne dis pas que la France ou l'Europe sont précisément dans cette situation, mais qu'il convient de regarder, dans les écarts d'intensité technologique entre les pays de l'Union, les Etats-Unis et le Japon, ce qui relève d'une "déficience" institutionnelle et ce qui relève de différences dans les structures de spécialisation. Un Document de travail du CEPR DP 6684 (€), intitulé "A Note on the Drivers of R&D Intensity" par Azèle Mathieu et Bruno Van Pottelsberghe de la Potterie, se livre précisément à cet exercice. Méthodologiquement, les auteurs testent trois relations : la première explique les différences d'intensité technologique par les spécificités nationales (rôle des macro-institutions), la deuxième par les structures de spécialisation, la troisième intègre les deux effets. Ils montrent alors que les spécificités nationales expliquent 2% des écarts observés,  les écarts de spécialisation 39% des écarts, la combinaison des deux déterminants permettant d'expliquer 42% de la variance totale. En clair, les différences de spécialisation expliquent une large part des différences observées. La Finlande, le Japon et l'Allemagne notamment, n'ont pas une intensité technologique supérieure à ce que prédit leur structure de spécialisation. Seule la Suède (et dans une moindre mesure les Etats-Unis) fournit un effort supérieur aux prédictions et seule l'Espagne fournit un effort inférieur à ce que prédit sa structure de spécialisation (on retrouve un résultat approchant pour la France dans ce document du Minefi).

 

Sur la base de ces résultats, on peut bien sûr se dire que l'enjeu est d'influer non pas sur l'effort individuel de R&D, mais sur la structure de spécialisation des pays. Ce n'est pas faux, dès lors que la croissance attendue des rendements dans les secteurs de haute technologie est plus importante que dans les secteurs de plus faible technologie. Mais soulignons d'abord que ce n'est plus le même problème, les incitations à mettre en oeuvre sont donc différentes. Insistons ensuite sur l'idée que raisonner en matière d'innovation à l'échelle des secteurs industriels, en pensant que l'avenir de la France passe, et passe seulement, par les secteurs de haute technologie, tend à masquer les opportunités importantes qui existent dans tous les secteurs d'activité (importance des stratégies de niche). Rappelons enfin qu'un engagement de tous les pays dans les mêmes secteurs de haute technologie peut être contreproductif, en allant contre les avantages d'une division internationale des processus productifs.  Bref : ne sortons pas d'un piège pour nous précipiter dans un autre.

Publié dans Innovation

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G
Bonjour,Votre démonstration présente, à mon avis, deux défauts importants. Le premier, vous le mentionnez dans le dernier paragraphe, consiste à dire qu'il peut être raisonnable pour un pays de changer sa structure de production pour profiter des opportunités de croissance d'un secteur particulier, en l'occurrence celui des hautes technologies. Il faut mesurer toute l'importance de cette limite : si le pays B maintient une production à faible opportunité de croissance (investissement dans l'acier par exemple) il sera peut etre toujours à son niveau optimal pour ses dépenses de R&D mais il verra son taux de croissance économique beaucoup plus faible que son partenaire A qui lui, a investit dans les technoliges porteuses : électronique, biotechnologies...Les conséquences sur le niveau de richesse par habitant sont très importantes. Le raisonnement pertinent est donc fondamentalement dynamique et non statique ce qui rend votre exemple pas uniquement simple mais simpliste.Deuxième défaut de votre analyse:vous ne mentionnez à aucun endroit l'aspect concurrentiel. Partons des faits. Les entreprises font face en période de mondialisation à une concurrence accrue. Compte tenu de la rapidité des cycles de vie des produits et particulièrement pour les entreprises de haute technologie, n'est-il pas crucial pour les entreprises de s'aligner sur leurs concurrents américains, canadiens indiens et chinois pour assurer leur survie à travers un flot continu d'innovations incrémentales et radicales? Cette analyse microéconomique laisse à penser qu'effectivement une convergence dans les ratios de R&D sur PIB au niveau public ou privé n'est pas simplement souhaitable mais fondamentale pour la survie des entreprises et pour le maintien de la compétitivité de la France.
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O
"Le doute est le commencement de la sagesse." (Aristote) http://blog-ccc.typepad.fr/blog_ccc/2008/02/le-doute-est-le.html#comments
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L
Interprétation un peu juste à mon sens.Il faut d’abord rappeler quelques faits : -         La France doit exporter pour pouvoir importer son pétrole et autres matières premières pour sa consommation -         Les exportations représentent près de 20% du PIB français. -         90% des exportations totales sont du fait de l’industrie. -         95% des brevets sont de l’industrie (y compris informatique). -         La croissance d’un secteur industriel est fortement corrélée avec son taux de R&D   Donc on a de fortes corrélations recherche / brevets /exportations /croissance/PIB.   Dans une compétition mondialisée, ce qui est important c’est de disposer de barrières à l’entrée aux nouveaux compétiteurs. Les grands facteurs de compétition sont : la qualité des produits, les usines de fabrication et les prix bas, les réseaux commerciaux et la marque.   Comme on peut le constater (sidérurgie-Inde-Chine, Airbus-Chine, TGV-Corée, etc, …), résister par les usines (on en a et pas les autres …) et les prix bas ne marche pas longtemps.   Les réseaux commerciaux et les marques : oui (LVMH, L’Oreal, BMW, …), mais la Chine et l’Inde essaient de se développer des marchés intérieurs ‘fermés/limités’ aux produits étrangers pour gagner en volume et effectuer le rattrapage technologique avant d’attaquer les autres marchés.   Reste la technologie et les brevets qui constituent des barrières de long terme : plus elles sont hautes et moins on a de compétiteurs. Le high-tech permet, par l’organisation complexe de principes physiques et organisationnels de réaliser des architectures de produits complexes extrêmement difficiles à reproduire ou à contourner. Les brevets permettent de protéger des business pendant 20 ans.   Démonstration par le high tech électronique : -         la France est sortie de la fabrication du PC (pas assez de recherche initiale), des téléviseurs, des téléphones mobiles, des appareils photo, etc bref de plein de produits high tech grands public qui génèrent des marchés et des emplois de façon colossale : si vous avez une recette pour y revenir rapidement, tant en matière de production que de R&D, merci de transmettre d’urgence aux pouvoirs publics et aux meilleurs économistes de France, parce que la France pourrait immédiatement générer au moins un million d’emplois !   Marchés de niche middle tech, marché de PME et peu emplois … pourquoi seule la France les aurait et pas les autres pays ?
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O
@ markss : document intéressant, mais sauf erreur de ma part (j'ai regardé très vite), il ne s'agit pas de l'analyse de l'intensité technologique, mais de l'analyse de la croissance de l'intensité technologique. En France, sur une première sous-période, (up to 1993), la croissance de l'IT s'explique par un accroissement de l'effort intra-sectoriel, ensuite (93-99) pas de croissance de l'effort au sein de chaque secteur, mais croissance globale car le changement sectoriel joue plus fortement. A priori, les résultats ne sont donc pas contradictoires, on ne regarde pas la même chose.
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M
C'était déjà la thèse défendue par le rapport Beffa, qui a amené à la création de l'AII. L'interprétation est qu'il faut mobiliser des efforts convergents de divers acteurs, dans un cadre de nouvele politique industrielle (à la Brander Spencer).<br /> Mais la thèse inverse peut aussi être défendue par des arguments quantitatifs forts : voir graphe 13 de ce doc : http://www.ifs.org.uk/bns/bn37.pdf.
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