Dis-moi qui sont tes amis, je te donnerai 700€
Comment procède-t-on pour obtenir un emploi ? Une synthèse des analyses de l'économie et de la sociologie économique permet d'identifier trois grandes solutions :
i) on s'en remet à ce qui ressemble le plus au marché des économistes, en envoyant des lettres de candidatures spontanées à un ensemble d'employeurs potentiels. L'offre et la demande se rencontrent directement,
ii) on se tourne vers des institutions, qui font la médiation entre l'offre et la demande d'emploi, telles que l'ANPE ou les agences d'intérim,
iii) on s'appuie sur son réseau social, qu'il s'agisse de relations familiales, amicales, professionnelles, ...
C'est à ma connaissance Granovetter qui a montré le premier le rôle des réseaux sociaux dans l'obtention d'un emploi, dans son article de 1973 "The Strength of Weak Ties". Il y montre plus précisément qu'une bonne part des cadres de la banlieue de Boston (54% de mémoire) avaient obtenu un emploi en mobilisant leur réseau social. Leurs liens faibles plus que leurs liens forts, nous dit Granovetter, c'est-à-dire des personnes qu'ils connaissent, mais pas les personnes les plus proches, l'avantage des liens faibles étant d'ouvrir la porte sur des mondes plus différents, non accessibles via les liens forts (les liens forts sont de plus souvent redondants). Michel Forsé, en France, s'est livré à des études statistiques pour mesurer l'importance du recours aux réseaux sociaux. On accèderait à 1/3 des emplois par ce biais. Granovetter, et plus généralement la sociologie économique, généraliseront ce propos, en montrant que nombre de relations économiques sont sous-tendues par des relations sociales, on parle de l'encastrement (embeddedness) social des relations économiques
Du point de vue des entreprises, le recours aux réseaux sociaux peut être avantageux : le marché fait courir des risques d'opportunisme (est-on sûr que l'on a recruté la bonne personne ? N'a-t-elle pas légèrement trafiquée son CV ? Les "engagements" qu'elle a pris lors des entretiens, les tiendra-t-elle? etc.) , le recours aux institutions est parfois peu efficace (les responsables d'entreprises déclarent régulièrement que l'ANPE ne les a pas mis en relation avec les bonnes personnes, les bons profils, que de toute façon c'est trop lent ; l'opportunisme que l'on observe parfois sur le marché peut aussi être observé dans les institutions ; etc.), l'activitation des relations sociales, a contrario, permet d'éviter en partie ces problèmes, car les relations sociales sont vecteur de confiance : si je recrute une personne qui m'a été recommandée par un de mes salariés, je prends moins de risque que si je recrute cette personne via une lettre de candidature spontanée, car j'ai confiance dans mon salarié, d'autant plus que ce dernier engage en quelque sorte sa réputation en cooptant la nouvelle personne.
Le recours aux réseaux sociaux n'est bien sûr pas la solution miracle :i) il peut conduire à recruter de mauvaises personnes au détriment de bonnes personnes, ceci d'autant plus qu'on observe souvent des phénomènes de sur-encastrement : les acteurs ne mettent plus en balance les différents choix possibles (marché, institutions, réseaux sociaux), préférant systématiquement s'en remettre à leurs réseaux, ii) le jeu des réseaux sociaux est très excluant, les individus qui ne sont pas dans les bons réseaux sont fortement pénalisés. Sur le premier point, à titre d'illustration, je renvoie au document de travail du CPER de Kramarz et Thesmar (2006), "Social Networks in the Boardroom", qui montre que la composition des conseils d'administration des grandes entreprises françaises est, pour une large part, sous-tendue par le réseau social des anciens énarques, polytechniciens et consorts, et que ceci conduit les entreprises à dégager des performances plutôt médiocres. Sur le deuxième point, il est clair qu'un des avantages de certaines grandes écoles par rapport à des formations universitaires est moins lié au fait que les formations dans les premières sont meilleures (question de l'accumulation de capital humain), ni uniquement au fait que les diplômes qu'elles délivrent constituent un meilleur signal pour les employeurs, mais aussi au fait qu'elles permettent aux étudiants qui s'y inscrivent d'accumuler des relations sociales, qui leur permettront de trouver plus facilement un emploi (question de l'accumulation du capital social).
Exemple d'actualité particulièrement intéressant de mobilisation des relations sociales des salariés par les entreprises, le cas du groupe Thales. Cette entreprise est en effet confrontée à un problème sérieux : sa division aéronautique, dans le cadre du programme A350, est à la recherche de nouvelles compétences dans un marché du travail de plus en plus tendu. Pour résoudre en partie son problème, Thales a envoyé un document à ses salariés, en leur expliquant : "Vous connaissez mieux que quiconque notre Division, nos métiers et nos valeurs, et parmi vos connaissances professionnelles ou personnelles certains peuvent constituer des candidats intéressants pour Thales de par leur formation, leur expérience, leur personnalité et leur motivation. Présentez-leur notre activité sur l’A350 et mettez-nous en contact avec eux !" Rien que de très classique jusque là. Sauf que, et c'est la première fois que j'entends parler de cela, Thales a introduit un système d'incitation pour motiver ses salariés : si la personne cooptée est finalement embauchée, le coopteur percevra une prime de 700€ brut.
Curieusement, le groupe précise dans son courrier que la cooption d'un membre de la famille ne permet pas de bénéficier de la prime. Thales s'en remet donc aux réseaux sociaux, mais les hiérarchise implicitement, redoutant sans doute plus un comportement opportuniste des salariés (on recommande un "mauvais" candidat) s'ils cooptent un membre de leur famille, que s'ils cooptent un ami proche. Ce qui peut faire débat. Sans parler du fait que, si les salariés réfléchissent un peu, ils peuvent facilement contourner cette limite : le salarié A qui veut coopter un membre de sa famille pourra par exemple demander à un salarié B de le coopter, à charge pour A et B de se partager ensuite la prime, si finalement la personne est recrutée...