Nos phobies économiques
Alexandre Delaigue et Stéphane Ménia, tenanciers du blog les Econoclastes, viennent de publier Nos phobies économiques, après un premier ouvrage remarquable et remarqué, Sexe, drogue et économie.
Prenant acte du fait qu’en France, les peurs économiques sont plus fortes qu’ailleurs, ils proposent une thérapie collective, en décryptant certaines d’entre elles : peur d’une perte de pouvoir d’achat, de la destruction inexorable de la planète, de ne plus pouvoir se soigner ; peur des épidémies, du chômage, des étrangers, du gratuit et des banquiers. En partant du principe suivant : « la compréhension des phénomènes, si elle ne leur apporte pas forcément de solution évidente, permet au moins de réduire l’angoisse qu’ils entraînent » (p. 12).
Dans chacun des chapitres, les auteurs mobilisent ce qui me semble constituer les deux jambes de l’économiste : i) des éléments d’analyse permettant de produire des enchaînements essentiels et de réintroduire de la complexité dans des débats abordés généralement de manière simpliste, ii) des éléments de preuve empirique, qui font tellement défaut en France, permettant de discriminer entre les enchaînements produits. Tout ceci en se confrontant à nombre des sujets ayant fait débat dans la société depuis quelques années, et continuant d’ailleurs de faire débat. Bref, un ouvrage qu’on ne peut que recommander.
J’insiste sur un point, sur lequel les auteurs attirent l’attention mais qui me semble décisif : lorsqu’on analyse de manière approfondie un problème économique et qu’on réintroduit, ce faisant, de la complexité, on se fait taxer immanquablement d’optimiste. Quand ils critiquent les théoriciens de la décroissance, je suis sûr que certains penseront qu’ils ne veulent pas voir les problèmes en face. Lorsque, dans mes propres travaux, qui procèdent de la même méthodologie, j’insiste sur le fait qu’il faut arrêter de dire que toute l’activité part, qu’on est victime d’un processus irréversible de désindustrialisation, je me fais taxer d’optimiste. Lorsque Louis Maurin, que j’ai entendu récemment lors d’une conférence, explique qu’il ne faut pas parler d’explosion des inégalités en France, on le taxe aussitôt, dans la discussion qui s’ensuit, d’optimiste.
Dans les trois cas (sans doute dans de nombreux autres) on se trompe : le propos n’est pas d’éluder les problèmes, mais de les recadrer. Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a pas de problème, mais d’essayer d’identifier les bons problèmes. En indiquant ensuite les pistes de solution. A charge pour le politique de proposer aux citoyens la piste qu’il privilégie. Aux citoyens, enfin, de trancher par leurs votes.
Dans le chapitre consacré au pouvoir d’achat, l’analyse d’Alexandre Delaigue et de Stéphane Ménia montre par exemple que le problème, aujourd’hui, est moins du côté de l’évolution des prix que du côté de l’évolution des inégalités de revenu. Les médias et les politiques se sont focalisés sur le premier problème, alors que c’est le deuxième qu’il faut traiter. Ce qui suppose de se confronter aux politiques de redistribution des revenus.
En filigrane, apparaît également, tout au long des chapitres, la même interrogation : pourquoi les politiques ne s’emparent-ils pas de telles analyses, pour proposer des préconisations mieux adaptées ? Sans doute un chapitre complémentaire sur la déconnection croissante entre la rationalité économique et la rationalité du politique aurait-il été utile. Mon sentiment (mais c’est une interrogation, les commentaires sont bienvenus) : jusqu’à récemment, les politiques ont su faire la part des choses entre ce qu’il fallait dire (pour être élu, autrement dit côté rationalité politique) et ce qu’il fallait faire (pour résoudre les problèmes, autrement dit côté rationalité économique). Depuis quelques années (les débats de la campagne présidentielle 2007 et le traitement par le gouvernement des problèmes les plus récents, sont à cet égard révélateurs), on ne se préoccupe plus que de ce qu’il faut dire :on ne cherche pas à guérir les peurs, on préfère (pour reprendre une expression particulièrement juste de François Héran) caresser les gens dans le sens de leur peur.
Dernière remarque aux auteurs : leur premier ouvrage abordait de nombreux thèmes. On était sans doute au plus près des billets de leur blog. Le deuxième ouvrage est plus resserré : moins de thèmes abordés, avec un traitement plus en profondeur. Assez logiquement, si l’on suit la trajectoire empruntée, le troisième ouvrage devrait aborder un ou deux thèmes, de manière encore plus approfondie. Mais sans doute est-il déjà en cours de rédaction ?