Les sciences sociales ne servent à rien (exemple de la carte scolaire)

Publié le par Olivier Bouba-Olga

Confrontés à un dysfonctionnement quelconque, Hirschman (1970) explique que les individus ont le choix entre deux comportements :

*l’exit : la défection. Je ne suis pas satisfait, je m’en vais.

*le voice : la prise de parole. Je ne suis pas satisfait, je me plains.

Exemple : je ne suis pas satisfait de la qualité des tomates vendues dans mon hyper préféré  (Leclerc, disons)? Je vais voir ailleurs, à Auchan, par exemple (exit), ou bien, autre solution, je me plains auprès du responsable du rayon fruits et légumes de chez Michel-Edouard (voice).

Quelle solution domine ? L’exit, nous dit Hirschman, sauf si les individus ont suffisamment confiance dans l’organisation pour penser que leur prise de parole peut la faire évoluer (c’est là qu’intervient le troisième terme de son modèle, le loyalty, souvent considéré comme une troisième possibilité de comportement mais qui constitue plutôt, après une lecture attentive de son analyse, un élément permettant d’arbitrer entre exit et voice : si j’ai confiance dans l’organisation (en fait, principalement, dans ma capacité à faire évoluer l’organisation, ou dans la capacité de certains à la faire évoluer) j’opte pour le voice, sinon, pour l’exit).

Application au lieu de scolarisation de mon enfant.

Période 1 : carte scolaire contraignante. Mon enfant est scolarisé dans un bahut difficile. Je ne peux que difficilement le faire changer d’endroit (exit difficile). J’ai beau me plaindre, les choses n’évoluent que lentement (voice difficile). L’autorité (l’Etat, en l’occurrence) a deux solutions : tenter d’améliorer l’exit (assouplir la carte scolaire) ou bien tenter d’améliorer le voice (favoriser l’émergence de solutions locales aux problèmes rencontrés).

Période 2 : le gouvernement a opté pour la première solution : assouplissement de la carte scolaire.

Implication ?

115.003 demandes de dérogations ont été formulées en 2008, soit une hausse de 20,7% par rapport à l’année précédente. Pour le collège, les demandes de dérogation (75.536) ont augmenté de 29%, principalement pour le choix du collège d’entrée en classe de 6ème (58.676 demandes).

Pour le lycée, le même constat peut être fait, mais à une moindre échelle, avec une hausse de 7,8% des demandes de dérogations, surtout pour l’entrée en 2nde (4.170 demandes supplémentaires par rapport à celles de 2007-2008, qui s’élevaient à 37.141).

Source : ici, page 146.

Les parents ayant les ressources nécessaires pour jouer l’exit préfèrent jouer cette carte là. Les autres ne peuvent que se résigner. Phénomène classique de ghettoïsation, pris en exemple par Hirschman dans son ouvrage de 1986, où il revient sur son modèle exit-voice, en citant en passant, sur cet exemple précis, les travaux de Schelling.

Le gouvernement aurait pu jouer une autre carte : réfléchir aux modalités d'amélioration de la prise de parole. C'est ce que préconisait Hirschman il y a 40 ans. En insistant sur le fait que les possibilités d'exit et de voice sont des construits institutionnels. 

Ben oui, la qualité de la prise de parole, ça ne tombe pas du ciel, ça suppose des investissements, ça se travaille dans le long terme. Mais s'engager dans un tel investissement ça supposerait d'écouter un peu ce que disent les sciences sociales. Et les sciences sociales, c'est bien connu, ça ne sert à rien.

Conclusion? Les problèmes vont se concentrer de manière croissante dans les mêmes lieux. Ils vont concerner une proportion politiquement marginale de la population. Tant que ça dure, pourquoi se priver...


Source :

Hirschman A.O., 1970, Exit, Voice, and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States. Cambridge, MA: Harvard University Press.

Hirschman, A.O., 1986. Vers une économie politique élargie, Paris, Éditions de Minuit.

 

Publié dans Politique

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T
<br /> <br /> Merci Olivier pour ta réponse<br /> <br /> <br /> bien cordialement<br /> <br /> <br /> Thierry<br /> <br /> <br /> <br />
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T
<br /> <br /> Bonjour, très intéressant article. Je souhaiterais toutefois savoir ce qu'Olivier veut dire par "En insistant sur le fait<br /> que les possibilités d'exit et de voice sont des construits institutionnels"<br /> <br /> <br /> Merci<br /> <br /> <br /> Cordialement<br /> <br /> <br /> Thierry<br /> <br /> <br /> <br />
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O
<br /> <br /> les possibilités d'exit et voice ne sont pas données par "dame nature", elles dépendent des règles, lois, etc... bref d'un ensemble d'institutions<br /> développées progressivement. Typiquement, la carte scolaire est une "micro-institution" qui décourageait l'exit. Hirschman en parle un peu à la fin de son texte de 1986.<br /> <br /> <br /> <br />
P
<br /> <br /> Comme le dit si bien Aliocha, tout le monde un peu informé, trader financier, contrôleur, sais bien que la SG ment.<br /> <br /> <br /> <br />
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P
<br /> <br /> Votre article me rappelle les cours de ce cher Pr Fontagné ! C'est, en entre autre, grâce à des professeurs comme lui que j'ai compris l'intérêt d'étudier l'économie pour comprendre des<br /> phénomènes qui dépassent très largement cette discipline........Je prévois de publier un article sur les délocalisations bientôt...<br /> <br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> De manière générale, toutes les études convergent pour montrer le faible poids des délocalisations vers les pays en développement dans les destructions d'emploi. Une étude récente et<br /> méthodologiquement très intéressante est de l'Insee, ed hardy perfume<br /> links of london jeweleryvoici le lien<br /> <br /> <br /> <br /> <br />
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